Séance 4

Les fêtes de Jeanne d'Arc






De 1874 à nos jours, une multiplicité d’acteurs ne cessent de se retrouver devant les statues de Jeanne d'Arc, qui cristallisent des conflits politiques. 
Sur toute la période, Jeanne d'Arc se trouve plus précisément tiraillée entre deux polarités idéologiques. 
D’une part, les tenants de la tradition, monarchistes, catholiques et nationalistes de l’Action française jusqu’au Front national.
De l’autre, les gardiens des valeurs républicaines, des républicains radicaux et libres penseurs aux représentants de la République après le vote de la fête nationale de Jeanne d’Arc en 1920. 
Les républicains modérés s'efforcent de la maintenir dans son acception première de symbole universel du patriotisme.

Sur le terrain, cinq acteurs principaux : l’État, l’Église, les droites nationaliste et/ou monarchiste, la gauche communiste. 

Alors qu'on pourrait croire que Jeanne d'Arc est exclusivement investie par des hommes, on remarque un activisme féminin inattendu qui vient se greffer sur ces oppositions politiques. Parce qu'elles appartiennent à l'un ou à l'autre des deux partis idéologiques ou parce qu'elles s'identifient, en tant que femmes, à la Pucelle.

La statue de la place des Pyramides est assurément la plus impliquée dans les luttes urbaines entre factions républicaines et nationalistes de droite. La gestion de l’espace géographique de célébration évolue d’un investissement multipolaire, qui fait intervenir une multiplicité de lieux symboliques reliés entre eux par le défilé des manifestants, à une concentration autour de la place des Pyramides, où l’État s’efforce de maîtriser ces mobilisations collectives et d’empêcher tout débordement intempestif. 
On passe d’une forme tripolaire qui met en jeu les quatre principales statues de Jeanne d'Arc à un repli monopolaire centré sur la statue de la place de Pyramides qui rejette à la périphérie les trois autres. 
En revanche, sa dernière statue, la France renaissante, ne mobilisa personne. 
Ce qui, par contraste, montre que les commémorations autour des statues de Jeanne d'Arc s’inscrivaient dans une tradition ancrée dans le xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle. Car même si elles se poursuivent jusqu’à nos jours, elles connaissent un très net déclin.

Le déroulement festif oscille entre improvisation, débordements d’un côté et protocole minuté de l’autre. Les fêtes de Jeanne d'Arc relatent en effet l’histoire d’une lutte entre un État, garant de l’ordre et de l’espace public, et des groupes en concurrence, à la fois entre eux et contre l’État. 

Dans la lutte pour la maîtrise de la mémoire de la sainte de la patrie, ces derniers tentent d’imposer leur pouvoir, tant physiquement dans l’espace de la Capitale que symboliquement dans l’opinion publique.
Le cortège investit un espace marqué du sceau de l'État. L’affirmation de son pouvoir passe aussi par une occupation de l’espace. À la différence de la messe ou du banquet qui sont des réunions partisanes à caractère privé, la statue est le lieu d'un rassemblement public. S'y retrouver est un acte politique qui marque la volonté d'investir un lieu vierge, revendiqué par d'autres. Alors que les réunions privées font figure de camps retranchés, le rassemblement place des Pyramides et devant les autres monuments s'apparente à un espace symbolique que chacun des camps veut s'approprier.
Afin que la statue de Frémiet ne devienne un véritable champ de bataille, les pouvoirs publics s’efforcent d’édicter des règles de bonne conduite et d’éliminer tout signe provocateur. Parfois même, les défilés sont interdits, notamment quand les élections législatives se déroulent le même jour. Les interdictions entraînent immanquablement des bravades, des transgressions qui peuvent déboucher sur des arrestations, des rixes, des blessés. L'État régulateur contraint les opposants à adopter un mode commémoratif neutre, commun à tous et par là même euphémisé et édulcoré. Il se charge de faire disparaître tout symbole porteur d'une charge émotionnelle, une violence symbolique pouvant entraîner de la violence physique. Les offrandes à la statue prennent une forme standardisée. Le drapeau doit être tricolore, exclusivement. La couronne ou la gerbe de fleurs, fleurs naturelles ou fleurs artificielles, tricolores ou blanches : au-delà de leur couleur qui n'est pas anodine, ce sont surtout leurs inscriptions qui posent problème. C'est là, en ces quelques mots, que se joue tout le processus commémoratif. Une formule condense un modèle de société. Affubler la statue d'inscriptions délibérément républicaines fait violence au parti adverse et inversement. Afin de prévenir toute rixe, les couronnes comme les drapeaux sont immédiatement enlevés. Un dernier élément déterminant dans le déclenchement des mouvements de foule réside dans le poids symbolique de la parole qui développe une fonction performative. Les cris unissent la foule, engagent au combat, désignent l’adversaire, stigmatisent un parti et peuvent inciter à passer aux actes. Un cri séditieux est considéré comme une action violente, un délit qui justifie une arrestation. Seules certaines expressions sont autorisées — « Vive la France », « Vive la République » et « Vive Jeanne d'Arc » — et enfreindre ce code provoque instantanément des réactions du parti adverse, bien sûr, mais également celles des gardiens de la paix.
La fête de Jeanne d'Arc est une fenêtre, un révélateur de la situation politique du moment, une scène publique où les acteurs du jeu social et politique viennent s’exprimer au gré des événements politiques et de leurs revendications. 

Trois grandes périodes peuvent être dégagées : 
1 - La « guerre des deux France » de 1870 à 1914 qui oppose nationalistes et monarchistes aux républicains.
2 - L’entre-deux-guerres, marquée par les tensions entre la République, gardienne de cette fête devenue nationale en 1920, l’Église qui canonise la sainte la même année et les ligues qui organisent des assauts successifs contre ces deux piliers.
3 - La période de 1945 à nos jours qui marque un déclin progressif de ces célébrations devenues traditionnelles plutôt que contemporaines. 
Ces trois périodes sont entrecoupées de pauses particulières que sont les deux conflits mondiaux et l’Occupation.




La fête nationale républicaine




Jeanne d'Arc et le Front national

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